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WAHRSCHEINLICH
Vraisemblablement                 


Texte de Julien Fronsacq

« (…) L’incertitude quant à la nature et au bienfait de ce qui s’avance n’est-elle pas au contraire nécessaire à l’humanité de l’être ? Si tel devait être le cas, le phénomène industriel pourrait s’appréhender comme humain au moins pour avoir mis en doute la simplicité de la ligne historique : depuis l’industrie, c’est à dire en tant qu’êtres concernés par le mouvement industriel, les hommes ne sont pas certains d’être voués au progrès ni à quelqu’espèce d’avenir déterminé que ce soit. »

(Pierre-Damien Huyghe, Art et industrie, Philosophie du Bauhaus, Circé, 1999, p. 27).

Wahrscheinlich n’est pas une exposition thématique. Il s’agit peut-être d’avantage de définir en négatif un ensemble d’articulations : l’utopie, la pensée moderniste, l’avènement d’un sytème industriel, les systèmes culturels corollaires …

L’époque moderne, à l’ère des Lumières, fut témoin de communautés qui ont perçu le danger de l’industrie naissante et tenté d’y résister en constituant plus ou moins solidement des communautés qui définissaient des mécanismes sociaux de vie collective et des stratégies de production. Pour ce qui est des tentatives les plus connues on peut  citer, par exemple, les Shakers ou les Pré-Raphaëlites. Il s’agissait entre autre de définir une production de biens destinés à la communauté et de biens destinés à la vente qui résistaient à l’industrialisation et à ses conséquences néfastes. C’est dans cette perspective que Mai-Thu Perret développe une fiction retraçant la vie d’une communauté de femmes vivant en authracie dans le Nouveau Mexique. En parallèle, elle développe des oeuvres issues de la production de cette comunauté.

L’échec des utopies modernes et de leurs esthétiques ont eu pour corollaires la production industrielle de « simulacres » ou d’ersatz, la standardisation des biens ou encore la consommation de masse. L’architecture, le design, les arts appliqués sont autant de champs qui en ont témoigné. Mathieu Mercier souligne bien la récupération qui s’est opérée des principes modernistes par la production industrielle du mobilier.

Les peintures de Karina Bisch indexent des façades et des constructions de l’architecture moderniste des années 1920-1930, appartenant au « Style International » ou encore à ses succédanés ultérieurs (de 1950 à 1970). S’il s’agit d’oeuvres qui indexent dans le même temps l’abstraction et l’architecture, c’est qu’il y a eu des développements parallèles et des circulations entre ces deux disciplines. Outre la standardisation de l’architecture comme bien de consommation (cf. Homes for America, Dan Graham), Karina Bisch fait le récit du devenir de l’architecture en tant que signe. Or la peinture est un médium tout à fait approprié à ses sujets de recherche puisqu’elle a fait l’objet de ce même devenir : être le signe de la peinture avant toute chose. C’est pourquoi, les toiles illustrant des grilles, des trames de l’architecture expriment leur statut de peinture par la manifestation de surcharges de couches picturales ou encore de craquements accélérés. Il y a bien ici un parallèle entre l’architecture et la peinture toutes deux faites signes.
Les palettes et les cageots en bois sont quelques exemples des objets produits par Stéphan Albert. Ils sont autant de biens qui dans notre société ont fait l’objet d’une standardisation parce qu’aliénés à une fonction bien précise (le transport plus ou moins rapide de biens de consommation). La pauvreté des matériaux employés en font des objets destinés au rebus, voir au recyclage parfois domestique. En premier lieu, la réalisation manuelle manifeste crée une tension avec l’objet indexé produit par principe de manière sérielle. En second lieu, Stéphan Albert emploie des modes de réalisation (pour les chaises) procédant  de la variation : bois neufs plus ou moins nobles et de synthèses, puis bois de récupération de la réalisation précédente et de la même manière pour la troisième étape. Il s’agit bien là de la présentation d’un mobilier déployant des variations dans la qualité des matériaux qui le constituent.

Francis Baudevin et Nicolas Chardon ont en commun une stratégie de construction de la composition « abstraite » qui est par avance déjà cadrée.
Depuis 1987, Francis Baudevin reproduit scrupuleusement le design graphique d’emballages de produits de consommation (médicaments, livres) et de logos d’entreprises en effaçant les indications linguistiques, se concentrant exclusivement sur la composition des formes et la constitution des couleurs. Ces reproductions s’opèrent alors sur divers supports graphiques, toiles montées sur châssis ou encore selon le principe de la peinture murale. « (…) Le propre de ces objets serait peut-être d’ouvrir un espace entre les catégories : entre l’art et le design, entre les enjeux du modernisme et le devenir-marchandise de l’oeuvre, entre la pratique picturale « abstraite » et la manipulation de signifiants. » (Lionel Bovier, l’elac, l’espace lausannois d’art contemporain 1997-2000).
Nicolas Chardon développe depuis 1999 une série consistant à monter une pièce de tissu sur un châssis. Ce tissu comporte généralement un motif de trames, de carreaux vichy, madras, recouvert ensuite d’un apprêt blanc. Le tissu offre enfin une grille de multiples compositions de formes quadrangulaires de couleurs. La toile montée sur châssis soumise aux déformations physiques induit une grille loin d’être strictement orthonormée. La tranche de la toile laissée apparente permet au spectateur de faire la corrélation entre le type de grille caractéristique du motif composé sur la face de la toile. Selon une posture volontairement naïve, de cette procédure naissent des compositions « suprématistes » dont les lignes suivent celles du quadrillage du textile.
Nombre d’oeuvre de Gareth Jones semblent en effet faire allusion à des périodes de l’art moderne identifées historiquement, mais il réitère certains de ces processus caractéristiques afin de les soumettre au réel.

Valentin Carron et Bruno Peinado, par contre, se font peut-être d’avantage les témoins des modes de constitution de la culture à l’ère de la consommation de masse.
Valentin Carron semble examiner, en effet, les valeurs qualitatives et décoratives attribuées aux objets qui nous entourent comme autant de symptômes de notre système culturel. Ainsi, dans l’exposition personnelle « Saison Morte » réalisée à Forde (Genève, 2000) se trouvaient associés dans le même espace une congère de neige sale, une fausse table en bois sculpté digne d’une aire de repos d’autoroute ou encore des skibobs, instruments de loisir remisés pour des raisons de mode, que Valentin Carron fait restaurer par des artisans.
Bruno Peinado indexe les circulations de signes du système de la mode vestimentaire à l’industrie de la musique et des loisirs. Ainsi, la pièce qu’il présentera dans la galerie, The french kiss touch, est un pare-brise arrière de voiture sur lequel est collé un auto-collant de série, très prisé par ceux qui ont tenté ces dernières années en France de customiser tant bien que mal leur voiture avec des « accessoires » commercialisés. Bruno Peinado indexe par là même les paradoxes socio-culturels que l’on peut trouver dans ces mécanismes de consommation et rituels d’usage de biens standardisés.

Si de nombreux artistes semblent, chacun à leur manière, porter un regard sur le passé, c’est que l’abandon du progressisme automatique est synonyme de l’abandon de la table rase historique (1). La période des années 1920-30 semblent avoir été le lieu de réflexions et de débâts dont les enjeux concernent peut-être encore notre époque. A la création du Bauhaus, les partisans de l’industrie se sont opposés à ceux de l’artisanat. Il s’agissait de savoir si un engagement dans le marché impliquait une autonomie à l’institution politique; si il fallait développer une oeuvre ou une production locale ou internationale ... (2)

(1) Pierre-André TAGUIEFF, Du progrès. Biographie d’une utopie moderne, Librio, 2001, p.179-180.
(2) Pierre-Damien HUYGHE, Art et industrie, Philosophie du Bauhaus, Circé, 1999, p. 10 et 14.

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Commissaire : Julien Fronsacq

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