Exhibited Works
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Beauté revendicatrice
à propos de Regards Murmurés, la première exposition monographique d’Aline Forçain.
Le travail d’Aline Forçain est un beau travail. C’est un travail dont la contemplation procure apaisement et invite au recueillement, à un certain silence. Or, dès que l’on y prête plus attention, et telle une goutte d’eau qui vient bouleverser le calme d’un lac paisible, vient s’installer un trouble – sensuel, discret et évident (affirmatif). C’est autour de cette inquiétude questionnante que se cristallise la singularité de la démarche de l’artiste. Elle met en place une articulation assez inattendue entre la forme et le contenu eidétique des œuvres – le récit qui les suscite et accompagne.
L’épanouissement que l’on sent dans la répétition des gestes non-linéaires qui composent les œuvres est le fruit d’une nécessité intérieure : essayer de comprendre notre relation à ce qui nous entoure par le truchement de l’idée de paysage. C’est la raison pour laquelle les gestes de l’artiste – à la fois extrêmement précis et jamais droits, les lignes qui se croisent, se tressent et se rencontrent – renvoient à des paysages immenses : notre rapport au monde et à la nature devient ainsi questionnement sur la force et la fragilité, l’idéalisation et l’exploitation, la rencontre, la citoyenneté, la féminité.
Le point de départ d’Aline Forçain pour cette exposition qu’elle prépare depuis deux ans est sa propre vie : c’est plus précisément, « l’écart existant entre un paysage imaginé (“la nature est belle”) et le fait de vivre consciemment dans et avec la nature ». On peut en effet traverser une magnifique forêt et apprécier sa splendeur sans se soucier du fait qu’il s’agit d’une sylviculture, d’une activité de « développement » de cette forêt dont l’objet est strictement le profit. Ce travail est ainsi la critique d’une fausse conscience [1] qui se fait à travers la recherche de la beauté.
Comme Walden ou la vie dans les bois [2], Aline Forçain invite la personne qui fait face à son travail à d’abord y plonger. Les quatre grands formats à l’encre de Chine intitulés A. constituent le centre névralgique de cette proposition, mais aussi sa métaphore centrale : le noir comme couleur de la terre (pendant les crues en Égypte), le fait de labourer la vie, puis le cycle de la vie, la nécessité de partir de la profondeur de la nuit (l’abîme) pour pouvoir s’ouvrir à l’horizon du ciel et au déploiement des possibles. Ceci en gardant toujours à l’esprit ce que l’artiste qualifie de « geste de réserve » et qui se matérialise à travers ces endroits – précieux – où elle laisse le papier intact.
Le choix et la maîtrise des techniques très diverses n’est pas anodin et donne le premier indice concernant les revendications sous-jacentes qui portent ce travail : l’artiste choisit de travailler avec « ce qui est peu considéré, qui est dédié aux peintres du dimanche, aux femmes ou aux enfants » et de jouer avec ces méthodes devenues kitsch. Elle sculpte donc des panneaux de bois industriel au pyrograveur afin de dévoiler un bois mort et de lui redonner une vie (Les Incertitudes).
Quand il s’agit de parler du corps (de son propre corps de femme, d’artiste), elle utilise une matière « qui lui appartient » (ses cheveux) et fait appel à la photographie (en collaboration avec Patrick Galbats) : « Je pense le dessin comme une expérience du détail qui amène à une totalité, dans une quête de l’essentiel. A contrario, ce qui me plaît dans la photographie, c’est son caractère frontal et rhétorique ». Lier-délier-relier la tresse, recommencer, et la voir, au fil de cette répétition, devenir de moins en moins parfaite. C’est bien cela qui intéresse Aline Forçain : poser la question du lien à partir de sa propre corporéité ; puis regarder un champ que le vent fait danser, que la nature sculpte et couche, et le nommer Rester debout ; ou encore, créer une confusion entre son geste subtil et précis (L’envers du décor) et une image prise à la nature.
Assumer ses gestes, prendre conscience de sa propre position face à la Terre et ensuite revendiquer cette prise de conscience, relier l’abstraction et la beauté de son travail à la « vraie vie » – d’où l’importance de ses carnets de départ, des éléments pris sur le vif de la vie (La valeur des petites choses) – et au combat qu’une jeune artiste doit mener pour devenir une femme artiste : Dessiner dans les marges ; La matière noire ; Un beau risque à courir ; De l’autre côté, … pour citer encore quelques uns des titres d’Aline Forçain qui murmurent et revendiquent leur existence pour sublimer le réel et trouver une beauté – discrètement et sûrement contestatrice.
Sofia Eliza Bouratsis
PhD Arts et Sciences de l’art – Esthétique
Université Paris I – Panthéon-Sorbonne
Chercheure et curatrice indépendante
Correspondante pour d’Lëtzebuerger Land
[1] La fausse conscience : elle travestit ou occulte le réel par de fausses associations (par exemple entre la perfection de l’image de la forêt et sa consommation marchande) ou de fausses dissociations (par exemple entre les conditions de production et le changement climatique). Joseph Gabel, La Fausse Conscience. Essai sur la réification, Paris, Éditions de Minuit, « Arguments », 1962.
[2] Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1990. Publié en 1854, le récit de l’écrivain américain Henry David Thoreau décrit la vie qu’il a passée pendant deux ans dans une cabane construite de ses propres mains, au bord de l’étang de Walden dans le Massachussetts. Il mène une vie frugale et autarcique au fond des bois, et il médite sur le sens de l’existence, les rapports de l’humain à la Nature. La dimension critique du texte, qui décrit souvent l’étang, laisse place aussi a une réflexion sur la capacité de l’être humain à se renouveler, à se métamorphoser au contact de la Nature et de soi-même. Ce roman du « retour [momentané] à la nature » évoque le potentiel thérapeutique d’une telle démarche qu’Aline Forçain adopte dans son propre travail. Elle évoque avec grand respect et en connaissance de cause la Nature, et travaille aussi sur le potentiel thérapeutique du dessin.