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O salto

Pour sa première exposition au Luxembourg, Isabelle Ferreira présente à la galerie Nosbaum Reding O salto. En portugais, o salto signifie le saut et désigne, dans le langage courant, le saut par-delà les frontières, que tentent au péril de leur vie des milliers de Portugais dans les années 1960 pour fuir la dictature, la misère et les guerres coloniales. Isabelle Ferreira poursuit ainsi ses recherches initiées en 2021 sur l'histoire refoulée de l'immigration clandestine portugaise. Avec pudeur et sensibilité, l'artiste sonde les sillons de la déchirure provoquée par ce grand saut. Une déchirure à la fois symbolique, géographique et plastique, qui marque le début du o salto. Tel un contrat, la photo d'identité du candidat à la migration est déchirée avant le départ : une première moitié est confiée à la famille restée au pays ; la seconde est conservée par le migrant avant d'être renvoyée dès son arrivée en France, gage d'une parole donnée et respectée pour déclencher le paiement du passeur.

Fascinée par ce contrat original, Isabelle Ferreira est particulièrement interpelée par le geste de la déchirure, qui marque le début du o salto et qui fait puissamment échos à son travail plastique à l'intersection de la peinture, de la sculpture et de l'architecture. Geste récurrent de son processus créatif, comme dans la série des Staccato ou des Pétales, la déchirure s'aventure pour la première fois du côté de l'image photographique. L'artiste s'approprie des photos d'identité soigneusement collectées, qu'elle transfère sur des planches en bois avant de les déchirer dans la série L'invention du courage (o salto). D'un geste radical, en apparence difficilement contrôlable, l'artiste sort des ténèbres de l'oubli les fragments d'une histoire refoulée de la mémoire collective. Par soustraction ou recouvrements à l'aide d'aplats de peinture ou de laine, l'artiste insuffle une aura à ces visages anonymes accrochés au mur, prenant valeur d'icônes. Par ces gestes plastiques de l'ordre du soin, Isabelle Ferreira oeuvre à protéger et redonner une dignité à ces anonymes sans papiers et sans paroles. Dans la série Toute la vie du visage (2023),la photo déchirée[1] rejoint les Pétales - des morceaux de papiers peints à la bombe acrylique laissés libre dans un cadre - donnant lieu à une combinaison sans cesse renouvelée par les hasards de la vie et de ses mouvements, comme une belle allégorie du destin de ces milliers d'hommes et de femmes poussées sur les routes de l'exil.

À ces portraits répondent des vues aériennes des Pyrénées, frontières naturelles traversées hier comme aujourd'hui, de jour comme de nuit, par des milliers de migrants dans l'espoir d'une vie meilleure. Entre l'archéologie et l'autopsie d'un territoire, Isabelle Ferreira fouilles les entrailles de ce paysage romantique. Dans la série Par la nuit (2022), l'artiste recouvre de papier noir des copies noir et blanc de vues aériennes éditées par la société LAPIE entre 1958 et 1962. À l'aide d'un cutter, elle crée une faille qu'elle creuse ensuite avec ses doigts, afin de dessiner des tranchées d'où émergent des fragments de paysage. Comme une mise en abîme du processus photographique, l'artiste ramène à la surface de l'histoire ces frontières, fictions esthétiques disciplinant les terres et les peuples. Dans  une autre série, les photographies sont directement transférées sur des planches en bois qu'elle déchire ensuite d'un geste radical. Surplombant l'espace d'exposition, ces paysages abîmés nous rappellent le vertige de tous les corps usés par les marches interminables sur ces routes escarpées à la merci de la police. Des longues et ardues traversées que soulignent également les bâtons de marche recouverts d'une myriade d'agrafes de la série Ibili !(2022). Signifiant « Allez ! » en basque, « ibili » est le mot répété par les passeurs, dans une injonction à continuer, à avancer malgré l'épuisement, la peur, la faim et la douleur.

Isabelle Ferreira poursuit son exploration de cette invention, qu'est le paysage, dans une nouvelle série, en s'intéressant plus particulièrement aux plantes endémiques des Pyrénées. S'inspirant des tonalités chromatiques de ces fleurs, l'artiste en propose une interprétation plastique libre et sensible comme dans  Plantae (Nigretelle de Rellikon) 2023.

Avec O salto, Isabelle Ferreira nous invite à parcourir les sillons d'un paysage et d'une histoire longtemps refoulée, qu'elle sort des limbes de l'oubli, afin de rendre hommage à ces pèlerins de l'immigration d'hier et d'aujourd'hui, d'ici et d'ailleurs, pour les accueillir dans nos mémoires intimes et collectives.

Sonia Recasens



[1] La photo déchirée, chronique d'une émigration clandestine, film documentaire de José Vieira, 2002, 52mn

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