Bruxelles

Sophie KitchingSophie UllrichJan Voss Trois à part

17.3.2023 - 13.5.2023

Exhibited Works

Informations

Vernissage : Jeudi 16 mars 2023 à partir de 18h
A découvrir jusqu'au 13 mai 2023

 

Trois à part

Dans son essai de 2011 intitulé "In Free Fall: A Thought Experiment on Vertical Perspective", Hito Steyerl propose une relecture historique du point de vue de la perspective verticale. Plus précisément, elle retrace une histoire partant du détachement de la conception linéaire traditionnelle de la vision et de la perception vers un état humain postmoderne prédominant, conçu philosophiquement, de perte de sol, un état de chute libre pour les sujets comme pour les objets. Car en tombant, nous perdons l'équilibre, une perspective stable, un horizon.

Elle décrit cet état vertical chronique comme suit : "Paradoxalement, pendant la chute, on aura probablement l'impression de flotter, voire de ne pas bouger du tout. La chute est relationnelle - s'il n'y a rien vers quoi tomber, on ne se rendra même pas compte que l'on tombe. S'il n'y a pas de sol, la gravité pourrait être faible et on se sentirait en état d'apesanteur. Les objets resteront suspendus si on les lâche."[i]

Elle fait en outre référence à des changements politiques et historiques et à un changement de mentalité de la société, qui s'accompagne d'une rupture de la linéarité. Cette chute a également conduit à l'émergence de nouvelles formes d’expression pour se rapprocher d'une perception subjective.

 

Par ailleurs, nous pouvons également recourir à la phénoménologie de Merleau-Ponty et à son concept de « l’embodiment », c'est-à-dire la manière dont les individus se perçoivent dans un espace. Le corps est compris comme un phénomène situé dans un monde, dans son milieu. Il fait également référence à la structure objet-horizon, selon laquelle tous les objets apparaissent d'abord sur un fond, devant un horizon. Cependant, l'horizon, contrairement à l'objet lui-même, est transcendant (de même qu'un véritable horizon ne peut jamais être atteint).

En omettant l'horizon, ce sentiment de flottement ou suspension peut également être suscité par l'observation de l'expression formelle d'un tableau. Dans ce sens, un panorama dissolu similaire s'ouvre au spectateur dans cette exposition et avec ces trois artistes, comme un triptyque de la vision et de la perception.

 

Sophie Ullricha grandi en Suisse romande et a lu les classiques de la bande dessinée belge tels que Tintin et Gaston Lagaffe. Cela se reflète dans son style qui consiste à contraster et à assembler des fonds peints, des lignes noirs fluides, ainsi que des figures de bandes dessinées et des reproductions graphiques d'objets esthétisés. Ces dernières techniques étant héritées du Pop Art son travail s'apparente stylistiquement à celui de Jan Voss. De cette manière unique, elle jette un pont fluide entre la bande dessinée, la peinture figurative et la peinture abstraite, créant ainsi un fort impact visuel et humoristique.

Rappelant les figures de Keith Haring et de A. R. Penck, la plupart des toiles de Sophie Ullrich se caractérisent par une figure stylisée ou jeu maniéré - un corps membré mais sans tête et donc dépourvu d'émotion. Cependant, l'expression émotionnelle émerge des propriétés affectives issues des éléments graphiques et des attribues.

L’élasticité de ces lignes est renforcée par l'absence de points de fuite et de linéarité, l'espace n'est parfois créé que par l'ombre occasionnelle et bien placée de la figure. Ullrich compose astucieusement des situations narratives avec divers objets, parfois symboliques, qui renvoient à une nostalgie émotive pour des objets banals (de culte ou de consommation) d'un temps peu lointain, mais qui cependant ne permettent pas une vision claire d'un passé, d'un présent ou d'un avenir spécifique. Ces desseins sont, d’une manière plutôt taquine, un clin d’œil à notre culture consumériste, à la publicité et aux médias sociaux. Ici, nous observons ce que nous consommons en permanence.

« J'utilise beaucoup la pop culture pour marquer le contraste avec les peintures à l'huile classiques. Je commence toujours par un fond abstrait. J'apprête les toiles avec de la colle et de la craie, selon la technique de peinture, puis je commence à peindre avec de la peinture à l'huile des surfaces de couleurs densément juxtaposées. Une fois le fond terminée, je décide quel objet s'y intègre. J'aime quand, par exemple, une bombe aérosol ou d'autres objets transposent la peinture à l'huile à l'époque contemporaine. Ces objets sont présentés sous leur meilleur angle et sont intemporels, rien de compliqué, et proviennent parfois d'images trouvées en ligne ou d’objets réimaginés. Enfin, dans cette nature morte de pictogrammes, je place le protagoniste, un geste, qui crée finalement une narration.[ii] »

Elle fait ainsi écho (ou plutôt réplique) à certaines des caractéristiques essentielles de la postmodernité : le jeu ironique avec les styles, les citations, les univers narratifs et l'interaction avec des signes et des objets réels, virtuels et reproductibles à l'infini.


Par rapport à Sophie Ullrich et Sophie Kitching, les œuvres tridimensionnelles de Jan Voss possèdent une matérialité haptiquement perceptible et, plus encore que les deux autres, sont une expression de la forme d'art traditionnelle du collage, puisqu'il déchire, froisse, plie, cloue et colle du papier sur de la toile, du bois ou du papier en relief. Ainsi, sa pratique artistique se situe dans le contexte de Paris, sa ville de prédilection dès 1960, rejoignant les mouvements contemporains des Nouveaux Réalistes et de la Figuration Narrative. C'est là que sa confrontation artistique avec la réalité de cet environnement urbain devient déterminante et lisible dans ses œuvres. Ce monde médiatisé, qui dans les œuvres de Sophie Ullrich est suggéré de manière implicite, se dévoile dans l'univers dense et énigmatique de Jan Voss, fait de couleurs, de pictogrammes, de mots, de signes et de figures biomorphiques. Tout est régi par un chaos (ou une chute) ordonné de l'espace et du temps. Ces arrangements “all-over” apparemment coïncidents, toujours sans horizon formel, restent pourtant en équilibre.

Ses peintures sont caractérisées par la spontanéité, tout comme le coup de pinceau de Sophie Kitching, dans des formations de lignes délicates et richement colorées sur un fond de peinture essentiellement blanc. De même, l'accès pour le spectateur est ouvert par une promenade visuelle où un regard aérien suspendu traverse le flux du paysage abstrait. Ceci, pour conclure avec ses mots, "devrait donner au spectateur une liberté associative, ce n'est qu'alors qu'une image déploie son contenu poétique. C'est pourquoi le spectateur ne doit pas être lié à quoi que ce soit de particulier. Son appareil de pensée doit pouvoir se combiner librement".[iii]

 

Hermann von Helmholtz, théoricien moderniste de la perception visuelle, a déclaré que la perception ne pouvait résulter que d'inférences inconscientes rendues possibles par des expériences perceptives déjà existantes. L'une de ces expériences est la lumière - ou le soleil - en tant que source lumineuse.

C'est exactement cette expérience perceptive dépendante de la lumière qui se reflète dans les peintures de nature de Sophie Kitching. Elle compose ainsi des paysages abstraits, comme dans ses séries tableaux “Nocturnes” et “Invisible Green”, qui rappellent la manière sublime dont l'ombre et la lumière s’expriment, entre la représentation et l'abstraction.

De manière plus frappante, les peintures colorées sur polycarbonate et miroir sans tain réactivent les oscillations de la lumière dans la nature et ouvrent ainsi les possibilités d'une expérience purement subjective de souvenirs familiers, de rêves ou d'un sentiment d'intimité, au seuil de l'abstraction.

Le processus de peinture lui-même s'apparente à une forme de collage “all-over”, puisqu'elle travaille plan par plan, en ajoutant et en supprimant progressivement des éléments. Avec des couches de coups de pinceau gestuels créant des motifs à l'extérieur et des superpositions de la structure du matériau brut en dessous, ses objets ambigus jouent sur des questions relatives à notre perception de l'intérieur et de l'extérieur, de l'organique et de l'inorganique. Il n'y a pas de ligne d'horizon dans les peintures, mais l'utilisation de couleurs claires et foncées variées donne au spectateur l'impression que les fleurs sont à la fois proches et éloignées.

Ses paysages invoquent les principes d'une phénoménologie de la perception, telle qu'elle a été définie par Maurice Merleau-Ponty. Le paysage est un espace subjectif vécu et décrit par le sujet. Comme il n'y a pas de ligne d'horizon dans les tableaux, le spectateur prend conscience de l'importance de positionner son propre corps dans l'espace. Entre peinture diaphane et architecture, ces œuvres parviennent à diluer l'espace et le temps et invitent le spectateur à se déplacer et à rencontrer le monde d'une manière nouvelle et incarnée. Là encore, le paysage est un médium actif qui s'efforce de produire une matérialité affective, des narratives ou des expériences de la vie quotidienne et des références postmodernistes.

 

[i]  Elle poursuit : "L'utilisation de l'horizon pour calculer la position a donné aux marins un sens de l'orientation, permettant ainsi le colonialisme et la propagation d'un marché mondial capitaliste, mais est également devenu un outil important pour la construction des paradigmes optiques qui ont défini la modernité, le paradigme le plus important étant celui de la perspective dite linéaire". Et "...la perte de l'horizon marque également le départ d'un paradigme stable d'orientation, qui a situé les concepts de sujet et d'objet, de temps et d'espace, tout au long de la modernité. En tombant, les lignes d'horizon se brisent, tournoient et se superposent".

[ii] Conversation avec l'artiste (13.03.2023)

[iii] www.galerie-nothelfer.de/de/artist/29-jan-voss (dernière visite : 12.03.2023)

 

 

Nadina Faljic

 

 

Un mot sur les artistes :

 

Sophie Kitching

Sophie Kitching est née au Royaume-Uni en 1990. Elle vit et travaille à Paris et à New York. Sa fascination pour les 18e et 19e siècles et les réalités et découvertes de cet environnement traverse ses œuvres comme un fil conducteur. Avec ses dernières séries de peintures, Nocturne et Invisible Green, elle explore la nature et les paysages non seulement en tant que phénomènes, sujets, couleurs et gestes, mais aussi en tant que médium actif - en tant qu'espace affectif plutôt que d'image. Avec cette approche conceptuelle, Sophie Kitching crée un entre-deux poétique qui nous permet un échange immédiat et une possible proximité avec ses peintures.

 

Jan Voss

En présentant l'artiste Jan Voss, la galerie expose le travail d'un contemporain des Nouveaux Réalistes et de la Figuration narrative. Né à Hambourg en 1936, Jan Voss s'est installé à Paris, sa ville de prédilection dès 1960, où sa confrontation artistique avec la réalité de son environnement urbain est devenue significative dans ses œuvres. Depuis ses premiers dessins et peintures à petites figures, semblables à des comics, en passant par les années 1970 et 1990, ses images évoluent vers une forme progressivement abstraite et fragmentée, jusqu'à atteindre une matérialité haptiquement perceptible dans ses collages sur papier, carton, toile ou bois. En exposant exclusivement de nouvelles œuvres de 2017 et 2022, qui sont similaires à ces travaux classiques, une petite rétrospective de la signature artistique de Jan Voss peut être parcourue en même temps.

 

Sophie Ullrich

Sophie Ullrich (née en 1990), peintre et diplômée de l'Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf en tant que Meisterschülerin sous la conduite d'Eberhard Havekost, a grandi dans la partie francophone de la Suisse et en lisant des classiques de la bande dessinée belge tels que Tintin et Gaston Lagaffe. Cela se reflète dans son style artistique de contrastes et de collages de fonds peints, de contours noirs fluides, ainsi que d'utilisation d'éléments graphiques et de reproductions d'objets esthétisés, ces dernières techniques étant également empruntés du Pop Art. De cette manière unique, elle jette un pont fluide entre la bande dessinée, la peinture figurative et la peinture abstraite, créant un fort impact visuel et humoristique.

 

// EN

 

Trois à part

Jan Voss, Sophie Ullrich, Sophie Kitching

16.03.23 - 13.05.23

Opening on Thursday, March 16th, 18:00

With the text by Nadina Faljic

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